Il n'y avait rien de plus grisant que les cris d'une foule en liesse 

Les spots de lumière violacée provoquaient une lumière tamisée qui éclairait à peine les visages extatiques. Je discernais tout de même de grands sourires et des yeux luisants tandis que certains bougeaient  la tête au rythme des paroles que je chantais :
 
« Turn the lights out
Lay your head down
Now you got me where you want me»
 
 Mes doigts se mouvaient rapidement sur le manche, produisant une musique vive et énergique qui s’accordait parfaitement avec le texte récité. Les accords s’enchainaient avec aisance, une facilité et une célérité bien déconcertante pour un être humain lambda. 
 
Ils ne se douteront jamais de rien.
 
« I'm the pain and you’re the pleasure
Can't you read the signs
I've got a one track mind »
 
Au moment même où mon instrument lâchait son dernier son (le dernier de la soirée, cela va sans dire), une ovation se propagea à travers la foule. De nombreux fans hurlaient d’allégresse, galvanisé par ma musique tandis que certaines, sans doute sous l’effet de stupéfiants, semblaient à deux doigts de bondir sur scène pour m’arracher mes vêtements. Peut-être même participaient elles activement au nettoyage de la salle, auquel cas je n’aimerais pas être leur lingerie à ce moment précis. Une grande partie du public, dont faisaient partie les deux catégories précédemment citées réclamaient une nouvelle chanson.
 
Malheureusement, si j’acceptais chaque demande de rappel, je passerais la nuit sur scène. Ça ne me déplaisait pas, certes, lorsque cela arrivait, mais pas aujourd’hui, l’endroit n’étais pas propice à  ce genre de débordement  et je ne pouvais me permettre de rester ici indéfiniment, j’espérais bien profiter de la soirée d’une autre manière. Aussi saluais-je notre public, qui, bien que semblant légèrement déçu, n’oublia pas de hurler une dernière fois pour nous faire ses adieux, et rejoignis mes camarades dans les loges.
 
Je m’asseyais sur un des fauteuils en souriant. Le concert s’était bien passé, il avait eu lieu dans un bar assez renommé en ville. Ils étaient venus nombreux, je crois même que certains d’entre eux nous suivaient déjà, ou du moins étaient déjà venus à l’un, voir plusieurs de nos concerts. Je ne pouvais que m’en réjouir, la renommée de notre groupe se faisait croissante, ça ne pouvait qu’être une bonne chose. J’avais grand espoir que d’ici quelques années, nous nous ferions connaître par tout le monde, dans tout le pays, voir même dans le monde entier.
 
American dream oblige après tout.
 
Je me regardais rapidement dans le miroir en passant ma main dans mes cheveux.  J’étais assez présentable, ma peau pâle à peine luisante de transpiration ayant pour cause les projecteurs braqués sur nous lorsque nous nous produisions sur scène. Si le soleil ne me tuait pas, ces saloperies finiraient par avoir raison de moi.
 
Je lançais un sourire à la personne qui me faisait face dans la glace. Toujours en tenue de scène, je ne manquerais pas de me faire remarquer par quelques fans qui ne me laisseront probablement pas une seconde de répit. Et bien que la possibilité de trouver une proie soit assez alléchante, je préférais éviter de me faire sauter dessus d’entrée de jeu, la nuit ne faisait que commencer après tout.
 
Aussi camouflais-je mes cheveux en bataille à l’aide d’un chapeau noir d’encre tout en masquant mon regard perçant à l’aide de lunettes de soleil, qui me seront sans doute très utile dans un endroit plongé dans l’obscurité, je vous le concède. Puis avec un bâillement un peu trop sonore, je pris la porte pour rejoindre le reste du monde à l’étage supérieur, « l’intérieur » du bar.

L’endroit me semblait assez classieux tout en restant un lieu propre à cette jeunesse rebelle et anticonformiste, du genre qui taguais les murs des métros ou osaient boire à seulement dix-huit ans.

Vraiment, je me demande bien ce que leurs parents ont pu rater dans leur éducation.
 
Mais n’étant pas père moi-même, je préférais laisser cette question existentielle à ceux qui ont eu un karma assez négatif pour hériter d’enfants AUSSI turbulents et anarchiques.
Autour de moi, de nombreux adolescents proches de la vingtaine discutaient entre eux, dansaient ensemble en buvant de grandes gorgées de ce merveilleux nectar qui me faisait tant envie à l’heure actuelle.
 
Non, cette autre boisson, vous savez, celle que je peux me permettre d’acheter sans risquer de griller ma couverture.

 Je parlais d’alcool, bien évidemment.

Ne pouvant  mettre actuellement la main sur le précieux liquide écarlate nécessaire à ma survie, je me dirigeais vers le bar, faisant un signe de la main au propriétaire de l’établissement. Je pris une chaise sur le comptoir et commandait rapidement trois grands verres de whisky en lançant un regard vers les quelques personnes assises elles aussi devant le barman. Qui sait, parmi elles se trouvaient peut être quelqu’un d’assez intéressant pour faire passer plus rapidement les quelques heures qui nous séparaient du lever du jour … ou alors mon futur repas.

 

Alors même que « j’entamais » en toute tranquillité mon dernier verre et que je m’apprêtais  à apostropher le barman pour qu’il m’en resserve quelques un … disons une petite quinzaine, tout en cherchant du coin de l’œil où se terrait le reste du groupe, je sentis un vif mouvement juste derrière moi. Avant même que je n’eus le temps de sortir mes lèvres du liquide  auburn, je devins l’innocente victime d’un vol infâme, celui du couvre-chef qui dissimulait mes cheveux ébènes en bataille, facilement reconnaissables pour bon nombre de pe… personnes du sexe opposé aux vêtements bien plus courts que la décence ne le permet. Croyant m’être fait attrapé par une jeune fan remplie d’alcool et d’hormones, je me retournais lentement avec un petit sourire en coin tout en analysant du coin de l’œil les différentes possibilités de  sortie qui s’offraient à moi.

Mais le visage  débordant d’innocence et d’amusement enfantin qui me faisait face fit soudainement taire toutes les protestations que j’aurais pu émettre en temps normal face à une personne inconnue de sexe masculin empruntant mes affaires sans me demander l’autorisation au préalable  ( et cela sans parler du reste, les excès de violence faisaient beaucoup de mal à l’image du groupe, il fallait savoir se contrôler et faire quelques sacrifices de ce côté). Elle n’avait pas l’air d’une de ses filles  prêtes à tout pour s’envoyer en l’air avec un musicien célèbre. D’ailleurs, je pense même que certaines d’entre elles, parmi les plus atteintes où les plus saoules, en oublieraient même de vérifier la célébrité, ou la capacité à chanter ou à jouer d’un instrument de la personne qu’elles cherchent à mettre dans leur lit. Tout compte fait, je suis persuadé que la plupart d’entre elles seraient prêtes à prendre du plaisir avec n’importe qui.

Certes ce n’était pas pour me déplaire, j’en profitais allègrement et j’avais dans la tête que si les hommes pouvaient le faire, les femmes en avaient aussi tout à fait le droit, on vit dans un pays libre après tout, mais ce soir j’étais happé par cet adorable sourire, médusé par ses yeux bleus électriques qui me fixaient avec insouciance et malice. Même ce rire cristallin semblait irradier de dérision et de frivolité, mais j’avais peut être simplement bu le verre de trop si j’en étais à apprécier le rire d’une détrousseuse.

C’est vrai, j’en oubliais presque que cette « peste » m’avait volé mon chapeau !

Décidant d’entrer dans son jeu, je ne me voyais pas la balancer de l’autre côté de la pièce en hurlant : « MON CHAPEAUUUUUUUU », déjà parce que je n’avais pas envie d’abimer des fans pleins d’hémoglobines très chers à mon cœur, qui en plus représentaient ma principale source de revenue, et ensuite parce que cela faisait une GROSSE probabilité de griller ma couverture, et ce serait vraiment con de ma part de le faire alors que je commençais tout juste à profiter pleinement de ma célébrité.

Et puis surtout, je risquais de salir le couvre-chef.

Je retirais donc mes lunettes de soleil afin de regarder la jeune demoiselle droit dans les yeux, mon sourire s’élargissant légèrement alors que je passais ma main dans mes cheveux ébouriffés dans une vaine tentative de leur donner un aspect un peu plus sage.

« Hey petite voleuse, moi c’est Ayden, Ayden Campbell, mais tu peux m’appeler « OHMONDIEUCESTLUIGYAAAAAH », comme cela doit faire environ trente fois que j’entends cette tautologie depuis le début de la soirée »

J’éclatais d’un rire franc en esquissant une pseudo révérence, regrettant de ne plus avoir mon couvre-chef qui m’aurait donné un air un peu plus sérieux dans cet essai visiblement raté d’avoir l’air d’un parfait gentleman. Bah, de toute façon si elle me connaissait déjà, même avec tous les efforts du monde et l’aide d’une quinzaine de professionnels, je n’aurais JAMAIS pu avoir l’air de quelqu’un de distingué.

Je me rapprochais et lui murmurais ensuite à l’oreille, sur le ton de la confidence comme elle venait de le faire quelques instants plus tôt :

« Je t’aurais bien laissé celui-là, j’en ai d’autres dans ma loge … malheureusement si j’y retourne avec l’essaim qu’il doit y avoir devant, j’ai autant de chance de survie qu’un baba au rhum au milieu d’une réunion de soutien pour obeses, donc je préfère rester ici un petit moment … On appelle ça l’instinct de conservation je crois. »

  
Aucun tact, pas la moindre gêne, absence du moindre petit scrupule … cette jeune femme m'avait l'air de plus en plus intéressante. Et puis, elle n'était pas présentement en train de me serrer contre elle en sautillant en l'air tout en hurlant d'une voix criarde : « C'EST LUIIIIIIII »
Ca ne pouvait qu'augurer des bonnes choses pour l'avenir, pas vrai ?
Alors quand elle m'offrit l'occasion de passer un peu plus de temps en sa compagnie, un large sourire fleurit sur mes lèvres closes, autant à l'idée d'apprendre à connaître cette mystérieuse demoiselle, qu'à l'idée de vider des verres de jagger en sa compagnie.

« J'espère que tu tiendras le coup, je ne voudrais pas avoir à te ramener à ton appartement … pas si tu es dans les vapes »

Je me cantonnais à des allusions pas si subtiles que ça, mais elles me plaisaient bien. Et si elles n'étaient pas suffisamment claires, eh bien ... soit elle avait l'esprit déjà embué par l'alcool, soit je devrais me montrer beaucoup plus ... persuasif.

« Quoi que le mien est proche, ca nous éviterait un long trajet passé à te tenir les cheveux pour que tu puisses rendre tout l'alcool malheureusement ingurgité»

Je lui fis un petit clin d'oeil en retenant un rire qui aurait pu dévoiler mes longues canines effilées, si j'avais décidé de les lui montrer. Mais … j'aurais été bien stupide d'effrayer la chapelière folle au bout de quelques minutes de conversation, pas vrai ? Et quand bien même elle aurait été rapporter ce fait à tout le monde, passant comme une nouvelle fan hystérique amatrice de fanfiction sur ses vedettes préférées, ca aurait été un cruel manque de savoir vivre.

Aussi, sans même lui demander son avis, que, de toute façon j'étais presque sûr de l'obtenir, je lui indiqua la chaise à côté de moi d'un signe de la tête avant de faire un signe au barman. Lui, était bien habitué à mes excès, et si j'en croyais le petit hochement qu'il m'adressa, il en savait plus que moi sur la manière dont se déroulerait ma soirée … et ma nuit.

Sérieusement … c'est ainsi que le peuple voyait tous les guitaristes ? Je me sentais profondément véxé.

Enfin, je la laissais prendre sa commande puis, sans me départir de mon sourire, j'attrapais mon couvre chef et le lança en l'air pour le faire adroitement retomber sur mon crâne. Ça ne servait absolument à rien mais j'avais le droit de vouloir être classe de temps à autre, et le chapeau aidait beaucoup. Il était plus à sa place sur ma tignasse perpétuellement décoiffée, qu'a couvrir les longs et doux cheveux de cette petite brune.

Puis, d'un air presque ironique tant mon sourire était éblouissant et mon air joyeux, comme à chaque fois que je me rappelais de ces moments de pures liesses à faire frémir la foule sous la chaleur des projecteurs, je me tournais vers elle en lui tendant l'une de nos nooooombreuses consommations. Un bloody mary, histoire de bien entamer la discussion.

« Alors, j'espère au moins que le concert t'as plu ? »