Un, deux, trois, quatre…
Immobile, droit, calme, les bras le long du corps sortant des draps fins, l’index droit battant les secondes de l’horloge invisible de sa tête : voilà comment était Rearden.
Un, deux, trois, quatre…
Les paupières encore clauses, il respirait longuement dans le silence assourdissant de la chambre sombre, respectant le rythme régulier de la trotteuse virtuelle.
Un, deux, trois, quatre…
Il y a longtemps que Rearden était réveillé, à se demander si vraiment il avait dormi, droit et invariable qu’il était dans le grand lit aux draps gris anthracite. Pourtant, il ne bougeait toujours pas. Il pensait. Il réfléchissait, passant dans son esprit des images linéaires qui défilait comme de vieilles diapos aux couleurs délavées, analysant encore une fois chacune d’entre elles dans les moindre détails, retournant chaque possibilité dans son esprit comme s’il s’agissait d’une balle qu’il faisait tourner entre ses mains.
Un, deux, trois, quatre…
Autour de Rearden, il faisait sombre, comme si le monde était tombé dans un seau de goudron. C’est à peine si la faible lumière qui sortait de derrière les rideaux permettait de voir le contour des meubles. Pourtant, il n’y avait pas besoin de lumière pour voir la lourdeur et l’épaisseur de l’air qui encombrait chaque espace de la pièce. La sensation de moiteur était forte, oppressante, palpable, si bien qu’il n’aurait eu qu’à tendre le bras pour la saisir, pourtant, il n’en éprouvait aucune gène. L’homme était de ceux qui ne souffrent pas de la chaleur mais d’un froid lancinant, permanant, comme un paysage d’une blancheur de neige immaculée. Ecrasé par un poids imperceptible qui était bien au-delà de la simple sensation, l’homme attendait, comptant, encore et toujours. Il devait être prêt, l’heure approchait, tremblante, terrible, irrévocable.
Un, deux, trois, quatre !
Expulsant le sarcophage qui l’emprisonnait à son lit, Rearden stoppa le décompte et ouvrit soudain les yeux, plongeant dans l’absolue du néant noir qui l’entourait. Attrapant le coin du drap, il s’en dégagea et s’assit sur le bord du matelas, posant son visage impassible dans ses mains accueillantes. Il aurait été une statue qu’il n’en aurait pas été autrement. Les yeux ouverts dans ses mains ouvertes, il regardait le rien, prenant de ce rien ce dont il avait besoin pour affronter l’affrontement qui était face à lui. D’un geste semblable à celui milles fois répété, il appuya sur un interrupteur en plastique blanc disposé sur sa tête de lit en contre-plaqué noir et automatiquement les rideaux gris et épais s’ouvrirent dans un bruit de glissement métallique. La lumière qui envahit la pièce était jaunâtre, pâle, malade. Une lumière chétive d’orage, si faible qu’elle parvenait à peine à tenir les ténèbres en respect. Au dehors, les nuages étaient bas, noirs, menaçants, mais ça Rearden n’avait pas besoin de le voir pour la savoir. Depuis les années qu’il supportait l’air lourd et chargé d’humidité qui sortait de ce maudit fleuve boueux, il avait fini par s’y faire, ou tout du moins avait-il décidé que ça ne valait pas la peine d’y consacrer une part de réflexion qui occupait son esprit.
Glissant une main sous son oreiller, il récupéra le magnum 44 qui s’y trouvait, veillant sur son sommeil léger et soucieux. S’il dormait peu, Rearden dormait chaque nuit, un luxe qu’il s’accordait encore pour le moment afin de ne pas totalement perdre l’habitude de la normalité. Autour du lit sur lequel il se trouvait, il n’y avait presque rien, une immense pièce vide aux rares meubles sombres qui s’effaçaient dans le gris des murs lisses. Le seul élément de décoration était un petit cadre photo qui le montrait rien : Depuis des années, la photographie regardait le mur lisse et gris. Ses couleurs étaient cachées, comme la joie douce de ceux qu’on pouvait y voir. Mais les morts de la photo de pouvaient rien apporter, ils ne pouvaient rien faire que donner un doute, et le doute n’existait plus dans l’esprit de Rearden.
Il alluma une cigarette.
Que ce fut l’été ou l’hiver, l’eau de la douche était toujours froide - car après tout, quelque fut la température, Rearden avait toujours froid - ce qui n’empêchait pas au miroir de s’embuer. Du côté de la main, Rearden dégagea une bande de buée et vit soudain quelqu’un apparaitre en face de lui. Son reflet le regardait, les yeux droit dans les yeux, dur, inflexible. Il y avait quelque chose d’étrange dans l’acceptation de son reflet, une idée saugrenue de se dire que cet inconnu, cet étrange étranger n’était autre que soi-même. Passant les droits sur l’ombre laissée par la barbe naissante de son menton, il regarda la peau de son visage que les années avaient pris plaisir à marquer de sillons de plus en plus profonds, à rendre plus souple, distendue. Répétant les mêmes gestes que chaque matin, Rearden passa sur ses joues, son menton, son cou, une épaisse mousse blanche par de petits mouvements circulaires. Puis prenant entre ses doigts son rasoir aux trois lames tranchantes, il entreprit de supprimer les irrégularités de sa pilosité faciale. Même s’il connaissait ses aspérités de son visage comme nul autre, il lui arrivait de se couper. Ce fut le cas ce matin là. La douleur aigue ne le fit pourtant pas même tressaillir. Ecartant le rasoir, il baissa les yeux pour voir une goute de sang couler dans l’évier. Le rouge sombre du sang se détachait du blanc de la faïence, perturbation coulante dans l’immaculé. Rearden resta ainsi immobile, le regard fixé sur la goute de sang qui glissait lentement vers le tuyau d’évacuation. L’aspect graphique de cette vision matinale le fascinait, le captivait. Mais soudain, il s’en détourna, reprenant après cette pause esthétique le mouvement inlassable de sa routine.
Une fois que le rasage fut terminé, Rearden reposa le rasoir sur le rebord en verre de l’étagère murale. Après avoir appliqué un après rasage qui ne le fit pas grimacer, il défit la serviette de bain qu’il avait entouré autour de ses hanches et la posa sur le radiateur éteint, la lissant par quatre fois pour n’y voir plus aucuns plis. Sortant de la salle de bain, il retourna dans la chambre afin de s’habiller. Le contenu de son dressing n’offrait que bien peu d’originalité et de diversité, la prédominante noire étant de ses favorites. Caleçon, chaussettes, une, puis deux, chemise, pantalon, ceinture, un, deux, trois, quatrième trou, chemise, un, deux, trois, quatre, cinq, six, sept, huit boutons, chaussures, lacets.
Une fois que le miroir du placard lui apporta toute la décence que tout homme se devait d’avoir, Rearden quitta la chambre pour la deuxième fois depuis le début de sa journée, se rendant cette fois à la cuisine où la même lumière tenait à donner à toutes choses un aspect répugnant. Ravalant son dégout, Rearden glissa une capsule dans la machine à café qui immédiatement se mit en fonctionnement. Croisant les bras, s’appuyant avec lenteur sur le plan de travail, Rearden jeta enfin un regard par la fenêtre. L’enchainement dissonant des bâtiments qui s’étendaient sous ses yeux formait autant de perturbations dans le paysage urbain qu’il pouvait parfois en avoir le vertige. Parasitaire, Bâton Rouge s’étendait devant lui, telle une vieille méduse échouée entre les berges du Mississipi et de ce vieux bayou aux eaux purulentes. Au loin, Rearden pouvait apercevoir la vieille tour du Capitole de l’Etat de Louisiane, et derrière l’immonde forme de béton du Bastion dans lequel grouillait ceux qui serait peut être très bientôt son bras armé. Rearden avait un temps hésité à s’y installer, mais y vivre s’était ressentir l’oppression inlassable des milliers de vies qui l’entouraient, le bouillonnement de leurs pas et de leurs voix, et pour le moment en tout cas, il pouvait encore s’en passer. Si vivre en ville ne lui apportait pas l’avantage de pouvoir surveiller à toute heure les tergiversions puériles de leur dirigeante actuelle, cet état de fait lui donnait une discrétion dont il n’avait eu de cesse que d’avoir besoin. Rearden était un homme discret et l’homme discret était Rearden, dans sa vie ou dans son travail, et depuis les derniers mois plus que jamais il tenait à s’éloigner de l’emprise de la Grande Inquisitrice, temps que cette dernière occupait encore cette fonction.
Impassible, les yeux à moitié perdus dans le vague de la contemplation de la ville se réveillant, il attrapa une tasse et la posa à l’endroit prévu à cet effet avant d’appuyer sur un bouton clignotant vert, laissant ainsi le liquide chaud et noir couler dans le récipient blanc.
Camila n’avait pas toujours été son ennemie. Bien sur, ce qu’il savait sur elle avait eu tôt fait de changer le regard qu’il lui portait et sa détermination de la pousser vers la sortie, mais c’était bien plus ce qu’elle représentait qui irritait Rearden. Une politique infantile, impulsive, une politique dangereuse qui sombrait de plus en plus dans une inertie désolante. Une politique du mensonge, qui faisait passer l’individu avant le groupe. Tout cela était impensable, inacceptable. Tout cela devait changer. Maintenant.
Un, deux, trois, quatre…
Attrapant sa tasse par l’anse, Rearden quitta la cuisine pour le salon et s’installa sur la grande table à manger en verre lisse et transparent. Comme le reste de l’appartement, les meubles étaient simples, sobres, peu nombreux. Le strict minimum. Rearden n’aimait pas s’encombrer de choses inutiles , la seule variante dans la régularité sobre de l’aménagement était une bibliothèque remplie de romans divers dont la lecture était sa seule source de repos. Une fois assit, il déposa sa tasse sur une petite assiette blanche et frotta les paumes de ses mains contre son pantalon, une, deux, trois, quatre fois. D’un geste, il appuya sur un bouton de la télécommande qui ne changeait jamais de place et immédiatement le téléviseur s’alluma, diffusant la même chaine d’information qu’à l’ordinaire. Rearden n’aimait pas la télévision, et se méfiait comme personne de ce qu’on y racontait. Cependant, cet outil avait l’immanquable avantage de le tenir informé en temps record de tout ce qui se passait sur son territoire, mais également en dehors. Attrapant un morceau de tissu épais qu’il déplia, il y posa son arme qu’il avait jusque là coincée dans sa ceinture et entreprit de le démonter et de le nettoyer méticuleusement. Canon, détente, chargeur, percuteur…
Sans regarder les images qui défilaient sur l’écran lumineux, Rearden écoutait, attentif à la moindre nouveauté. Soudain, le défilé continu des informations revint sur un évènement qui s’était produit quelques jours plus tôt à Chicago, ce qui eut l’effet de lui faire relever les yeux pour la première fois depuis quelques minutes. Cessant ce qu’il était en train de faire, Rearden alluma une cigarette tout en fixant l’écran le regard sévère, impénétrable. Le cadrage était plus que chaotique, la caméra bougeait, tressautant de façon grotesque en essayant de suivre les mouvements de ce groupe de dégénérés qui avait fait irruption dans ce tribunal de Chicago. Rearden n’avait jamais eu que du mépris pour le ramassis de cloportes que représentaient les pro-moldus. Ils étaient bruyants, vulgaires, quelconque, ils détournaient de la véritable voie ceux qui voulaient comme lui voir un nouvel âge venir. Mais il fallait bien reconnaitre qu’eux au moins, ils agissaient, et ce, en dehors même des frontières de la zone de la régence inquisitoriale. Pourtant, même en s’introduisant jusque dans les propriétés des plus grandes familles de sorciers, ces brebis galeuses n’avaient été capables de rien, à part créer une joyeuse pagaille qui ne pouvait que leur porter préjudice. Preuve était qu’ils leur manquaient la discipline de ceux qui avait fait de la chasse aux sorcières le combat d’une vie. Preuve est qu’ils ne méritaient que leur sort, mourir de façon pitoyable comme les déchets qu’ils étaient. Rearden n’aimait pas gâcher des vies, surtout quand ces vies étaient des bonnes vies, sans perversion d’aucune magie que ce soit, mais ces hommes et femmes là faisaient honte à leur combat.
Appuyant sur un bouton de la télécommande, Rearden frisa l’image que diffusait l’écran, s’arrêtant grossièrement sur le visage de l’homme qui semblait mener le groupe de dégénérés qui avaient mené l’attaque du tribunal. Soufflant la fumée de sa cigarette par les narines, Rearden but une longue gorgé de café à présent tiède, observant, terrible dans son immobilité, les moindres expressions du visage de cet homme. Débarquer ainsi à visage découvert, faire ce qu’il avait fait était hautement stupide et preuve du cerveau malade de ceux de son espèce. Tout chez cet homme était désordre, confusion…anarchique : ses gestes, son regard, ses paroles à peine compréhensibles. Tout ce que cet homme était représentait tout ce que Rearden répugnait, et montrait une fois encore que le gouvernement du pays laissait bien trop de liberté à ces gens. Le temps de la tolérance passive avait bien trop duré. Il était temps de montrer à ces créatures quelle était leur véritable place : au fond d’un trou avec les autres vers à trimer pour la suprématie des plus forts. Il fallait que ces erreurs disparaissent, aujourd’hui et maintenant.
Maintenant.
Eteignant le poste de télévision, Rearden remonta son arme en un temps record et la plaça dans son étui puis rangea un à un tous les outils qu’il avait utilisé pour la nettoyer. Se relevant, il alla jusqu’à l’entrée de l’appartement. Enfilant une veste noire, il remarqua sur son épaule un fil blanc, petit, tordu. Fronçant le nez, il leva la main et le saisit entre ses doigts avec une délicatesse toute partuculière avant de le jeter au sol. La poussière l’envola légère, voletant dans la pénombre du vestibule avant de l’écraser sur le sol carrelé.
Sur une petite commode qui se trouvait juste à côté de la porte, Rearden récupéra une montre qu’il attacha à son poignet avant de vérifier l’exactitude de l’heure qu’elle indiquait. Regardant la fine aiguille avancer dans son parcours rotatif, il compta avec elle. Un, deux, trois, quatre.
Puis enfin, Rearden tendit la main vers une autre montre, cette fois ci à gousset et en argent pur et brillant. Aucun son n’en sortait. Une lunette opaque cachait le cadran et ce qu’elle contenait. La faisant glisser dans la poche de sa veste, Rearden resta quelques secondes à attendre, droit comme un i, mais son regard n’était plus perdu dans le vide, il était froid et dure comme la glace.
Il était prêt.